Slawomir Mrozek : entre le silence et la fuite
L’autobiographie du dramaturge polonais.
Par Marie Zawisza
Deux vestes sur les épaules, une casquette en velours. Pourquoi Slawomir Mrozek marchait-il si chaudement vêtu quand tout le monde, sur le boulevard Saint-Germain, se promenait encore en chemise ? Ce matin-là, le dramaturge et dessinateur polonais, de passage à Paris, semblait retiré dans une forteresse intérieure. Celle, sans doute, où il vécut pendant de longs mois en 2002, privé du langage à la suite d’une attaque cérébrale. Aujourd’hui, son autobiographie, Balthazar, est traduite en français. « Pour moi, elle fut une thérapie », témoigne ce monument de la littérature. Avec lassitude. Car pour cet homme solitaire de 77 ans, répondre à un journaliste n’a rien d’une sinécure.
Alors, il nous balade, comme il s’est baladé toute sa vie, de sa Pologne natale à l’Italie et au Mexique, en passant par la France – dont il a acquis la nationalité, pour finalement retourner vivre à Cracovie. Au café de Flore, nous ne restons que cinq minutes : « Trop de bruit ici… Allons à la Librairie polonaise ! » Et là-bas, il continue de se dérober : « Non ! Pas en polonais. Parlez en français ou en anglais ! » Lui-même, marqué par son accident, mélange parfois ces langues autrefois tant aimées. Comme si ce Polonais qui a grandi derrière le rideau de fer avant de devenir citoyen du monde – et qui a voulu, après son attaque cérébrale, prendre le nom mystérieux de Balthazar – cherchait encore son identité : « It was very difficult, because j’existais toujours comme Slawomir Mrozek ; but it was not so obvious de changer de nom, alors je suis redevenu Mrozek. » Un pied de nez digne d’un personnage de ses pièces ou de celles de Ionesco, auquel on le compare souvent.
Puis, il se tait, déterminé à ne plus répondre. Adolescent, déjà, il avait décidé de ne pas donner la réplique à un professeur de biologie qui l’interrogeait sur sa leçon. « Je voulais être tellement loin de tout ça que seul un « nulle part » était envisageable. Pour commencer par quelque chose, je décidai de ne plus regarder mon professeur et détournai la tête. (…) Voyant combien j’étais impassible, d’un geste désabusé de la main, il finit par me permettre de me rasseoir », écrit-il dans Balthazar.
Que faire d’autre ? Toute sa vie, Slawomir Mrozek a défié l’autorité. Par le silence, par la fuite, par le rire, il s’est dressé contre. Contre l’autorité paternelle, quand, convoqué par le service de la scolarité de l’Ecole polytechnique où il étudie l’architecture, il prend la poudre d’escampette, et n’y remet jamais les pieds. Plus tard, devenu journaliste, il est envoyé en reportage au Festival de la jeunesse à Varsovie. On lui demande de danser une ronde. Pris de rage, il « attend que la farandole arrive à un tournant pour filer ». Il faut dire que Mrozek possède un sens aigu du ridicule, de l’absurde qu’il met en scène dans ses dessins – il réalise le premier à 19 ans, et en crée régulièrement pour le plus grand quotidien polonais, Gazeta Wyborcza – comme dans ses textes. En 1958, il compose La Police, sa première pièce, où il raconte comment les policiers d’un régime autoritaire se désespèrent de la libération de leur dernier prisonnier politique, jusqu’à prendre eux-mêmes sa place. Six ans plus tard, il rédige Tango, qui lui vaudra une renommée internationale.
Dans ses dessins comme dans ses écrits, le trait reste le même : simple, drôle, piquant. Dans son autobiographie, on n’apprend rien, ou presque, de sa vie privée. On se contente de deviner des amitiés et des affections, parfois des ruptures. Pas d’épanchement lyrique, pas de confessions. Avec humour et tendresse pour le jeune homme qu’il fut, Mrozek se met en scène comme un personnage de théâtre : sa vie comme son oeuvre sont politiques. A sa suite, nous découvrons le monde du théâtre en République populaire de Pologne où nous nous grisons de la liberté occidentale, tout en assistant à l’incroyable destin d’un jeune homme timide devenu l’un des plus subtils satiristes du XXe siècle.
BALTHAZAR, AUTOBIOGRAPHIE de Slawomir Mrozek. Traduit du polonais par Maryla Laurent. Ed. Noir sur Blanc